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Les navigateurs oniriques
Les navigateurs oniriques
  • Les navigateurs oniriques sont un recueil de textes écrits par Sébastien Broc, dans des domaines tels que la Dark fantasy, l'uchronie ou la light fantasy, mais aussi quelques micro nouvelles inclassables.
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3 décembre 2007

Le messager de l'Apocalypse

Des pas déchiraient le silence qui régnait dans l’établissement. D’une démarche rapide et déterminée, un homme avançait sans jeter un seul coup d’œil aux portes ouvrant sur d’autres ailes du vaste bâtiment. Les plafonniers diffusaient une lumière crue, irréelle alors que les fenêtres donnaient de l’extérieur un tableau sombre et ténébreux. Son ombre le précédait et se glissait de manière inquiétante sur le marbre blanc. L’homme marchait au milieu du couloir, comme s’il cherchait à éviter que sa silhouette ne grimpe sur les murs et ne le gangrène.

Tout dans son attitude et son apparence trahissait la tension. Il portait un costume dont la veste n’était pas attachée sur le devant, par-dessus une chemise mal boutonnée, montrant qu’il s’était vêtu rapidement, non plus que celui de se coiffer car il offrait le triste spectacle d’une chevelure en désordre, sans souci de régularité. Ses yeux hagards se portaient sur les quelques feuilles froissées qu’il cramponnait dans sa main droite. Les lisait-il ? Probablement pas. Les regards qu’il lançait étaient trop rapides pour permettre une étude approfondie de ces feuillets arrachés à un cahier de petit format sur lesquels une main malhabile avait jeté fébrilement quelques mots à la hâte, sans se soucier d’un éventuel lecteur.

― Comment ai-je pu en arriver là ? Comment cela s’est-il produit ? ne cessait-il de répéter, tout en contemplant les bouts de papier fripés, pour se persuader qu’il ne rêvait pas.

Il s’arrêta devant une porte comme les autres, frappée du numéro 666. Un faible sourire, plus ironique que chaleureux dissipa fugacement l’ombre qui stagnait sur son visage. Mais il reprit bien vite son air hagard et ouvrit la porte de la cellule.

Assis contre un mur doublé de coton synthétique assurant une excellente isolation, l’occupant des lieux griffonnait quelques mots sur un petit cahier. Comment s’était-il procuré ces outils interdits en ces lieux ? Le responsable de l’asile ne le savait pas et ne semblait pas s’en émouvoir, à en juger par le regard mort qu’il posa sur son pensionnaire tellement absorbé par son occupation qu’il ne s’était pas retourné pour accueillir le nouveau venu. Pourtant, ce fut d’une voix douce que celui qu’on avait préféré écarter de la société pour raisons psychiatriques  s’adressa à lui.

― Monsieur le directeur, que me vaut l’honneur de votre visite ?

― Comment est-ce possible ? se contenta de répéter le chef de l’asile psychiatrique sur un ton suraigu.

― Je vous avais pourtant prévenu, monsieur Simon Daniel. Vous ne m’avez pas cru et m’avez immédiatement colloqué dans cette prison, loin de tout.

― Vous savez ce qui se passe dehors ?

― Ces murs ont l’avantage de me procurer le silence et la quiétude auxquels j’aspire depuis que j’ai connaissance de ces événements, mais ils ne sauraient me couper de ce monde que je sais condamné.

Simon s’assit en face du détenu, sans prendre la peine de fermer la porte. Il ne s’était pas posé la question de savoir si l’homme allait en profiter pour prendre la fuite. De toute manière, il s’en moquait. D’autres soucis, plus sérieux, rendaient une éventuelle fuite d’un malade dérisoire. Il enfouit sa tête dans ses mains et poussa un long soupir. Oui, comment en était-il arrivé à ce point, pour oser s’asseoir, seul, en face d’un prisonnier considéré comme extrêmement dangereux. Il fallait que les événements soient à ce point terribles pour que le chef du centre oublie les règles de sécurité les plus élémentaires. Règles qu’il avait lui-même fixées.

*

*  *

Tout avait commencé la veille. La police lui avait apporté un nouveau pensionnaire. Après avoir étudié son cas  d’un délire de la persécution et de paranoïa, le tout allié à une extrême violence envers les autres comme envers lui-même. Il fallait dire que le dossier monté par les autorités judiciaires avait de quoi faire frémir. Le sujet, répondant au nom de Damien Cavert, avait prétendu que des voix le menaçaient et le poursuivaient. Il avait même dit qu’une créature monstrueuse le hantait les jours comme les nuits.

― Qu’est-ce qui vous a fait croire que son cas relevait de mes services ? avait demandé le professeur Simon Daniel à l’inspecteur qui avait convoyé le détenu.

― Nous l’avons arrêté alors qu’il haranguait la foule en centre-ville. Il s’était mis debout, sur le capot d’une voiture arrêtée à un carrefour et déclamait un discours d’illuminé…

― Ce sera à moi d’en juger, l’avait coupé le directeur de l’asile.

― Comme vous voudrez. Cependant, il ne cessait d’évoquer l’Apocalypse, la fin du monde, le retour des maladies… bref, tous les maux imaginables devaient faire leur apparition. Selon lui, nous étions les complices des forces diaboliques et favorisions leur retour sur Terre par nos actes et notre dépravation… Il va sans dire que nous lui avons demandé de se taire et de descendre. Il n’a rien voulu savoir. C’est quand nous l’avons empoigné que tout a basculé.

Le directeur s’était callé le dos dans son fauteuil et avait écouté avec attention le récit détaillé de la scène par l’inspecteur. L’homme avait agressé les fonctionnaires de police. Il s’était jeté sur eux en proférant des insanités, à l’aide du vocabulaire le plus cru que l’inspecteur avait pu entendre tout au long de sa carrière pourtant bien remplie. Il avait déployé une force considérable au point qu’il avait fallu plus de dix hommes pour maîtriser le forcené qui se défendait dents et ongles.

― Trouble de la personnalité… avait murmuré pensivement le directeur. Peut-être une schizophrénie. La paranoïa était plus évidente.

― Et vous n’avez pas vu son domicile, avait laissé tomber malicieusement l’inspecteur en étalant quelques photographies.

Les clichés dévoilaient un intérieur encombré d’objets ésotériques, de crucifix, de croissants musulmans , de pieux. Les murs disparaissaient sous des versets tirés de la Bible, du Coran, de la Torah et de tous les autres livres sacrés des religions reconnues dans le monde. Le tout constituait un assemblage assez hétéroclite pour un esprit qui ne partageait pas la même vision du monde que celui de Damien Cavert. Mais ce qui était le plus étonnant résidait dans l’incroyable amoncellement de feuilles de papier qui jonchaient le sol et recouvraient les meubles.

― Ce sont les tracts qu’il distribuait quand nous l’avons appréhendé, l’avait informé l’inspecteur. Ce qui est curieux, c’est que ce sont des poèmes. Tous identiques…

Puis il s’était levé et avais pris congé.

― Si vous voulez un conseil, avait-il laissé tomber avant de refermer la porte, faites bien attention à ce lascar. Il tenterait de se suicider que cela ne m’étonnerait pas.

*

*  *

Le lendemain, Simon avait retrouvé son nouveau pensionnaire dans la bibliothèque, sous l’étroite surveillance de deux infirmiers prêts à intervenir au moindre problème. Il avait obtenu un cahier et un stylo et écrivait sans s’interrompre. Le directeur l’avait observé longuement avant de s’asseoir à ses côtés.

― Encore ce poème ?

― Le connaissez-vous ? avait simplement demandé Damien d’une voix paisible.

― C’est le Spleen.

― Vous ne m’avez pas répondu, avait rétorqué l’homme, toujours aussi impassible. Le connaissez-vous réellement ? Connaître le titre n’est pas le tout. Il faut savoir ce qu’il dit, ce qu’il raconte. Il y a toujours un message caché derrière les vers, derrière les rimes. Moi, je l’ai percé à jour. Moi, je l’ai compris.

Le monologue aurait pu être enflammé. Il ne l’était pas. Le ton froid contrastait avec les questions rhétoriques, les assertions sans contradiction. Les envolées auraient dû être lyriques. Le ton conférait aux paroles un poids inattendu et une gravité sans égale. Damien apparaissait blasé, mais restait toujours aussi déterminé, comme s’il était conscient que son message était important, mais que personne ne voulait le croire.

― Monsieur Cavert…

― Baudelaire… appelez-moi Baudelaire.

― Bien, avait répondu son interlocuteur en prenant des notes sur son bloc. Que dit-il ?

― Vous n’avez pas l’amour des lettres comme je l’ai. Vous ne comprendrez pas. D’ailleurs, si je suis ici, c’est pour cette raison. Ne me prenez pas pour un faible d’esprit. J’enseigne la littérature à l’université. Je sais de quoi je parle. Je sais faire parler les textes. Et ce que j’ai découvert est terrible. Ce sont les voix qui me l’ont dicté. Mais ici, je ne pourrai remplir le rôle qui est le mien. Je n’aurais pas l’occasion d’avertir le monde de ce qui se trame dans les recoins obscurs des Abysses.

Le dialogue ne s’était pas beaucoup plus étendu. L’homme avait parlé de la fin du monde et n’avait plus voulu changer de sujet, malgré les tentatives de Simon pour orienter la discussion vers un autre domaine. Damien Cavert n’avait pas cessé d’évoquer monstres et démons, Apocalypse et Harmaguédon. De guerre lasse, le directeur s’était alors levé et avait pris congé de son patient pour retourner dans son bureau où l’attendait une pile de dossiers à traiter. S’il y avait bien un fléau dans ce monde, c’était le travail administratif. Il ne s’en sortait pas, malgré les deux secrétaires qui l’assistaient dans sa tâche. Simon avait souri à la pensée que l’Administration pouvait être ce redoutable démon de l’Apocalypse dont parlait son nouveau patient.

C’est alors qu’il l’avait vue. Une feuille de petit format se trouvait sur son bureau, placée après le passage du facteur le matin-même. Lorsqu’il s’en était saisi, le souffle lui avait manqué. Il s’agissait de vers tracés par une main fébrile. Il avait reconnu immédiatement l’écriture tremblante de Damien qu’il venait de quitter. Impossible de se tromper. Comment était-elle arrivée ici ? Il ne le savait pas. Ses deux secrétaires lui assurèrent ensuite (à rajouter pour plus de clarté) que personne n’était passé dans l’après-midi pour venir déposer cette page sur lequel on pouvait lire cette strophe :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle,

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle,

Il nous verse un jour noir, plus triste que les nuits.

Il la connaissait. La première strophe de Spleen. Que faisait-elle sur son bureau ? Il avait trituré la feuille un moment, tentant de comprendre quel était le message caché sous ces mots, avant de la mettre de côté. Un travail plus important l’attendait. Pourtant, il lui était impossible d’oublier cette feuille. Elle avait soulevé d’importantes et nombreuses questions. Aussi n’avait-il pu se mettre à l’œuvre avec l’efficacité requise et, considérant qu’il ne pouvait plus travailler, il avait choisi de rentrer à son domicile.

L’air était lourd. Un orage n’allait pas tarder à poindre. Cela se sentait. Les oiseaux ne chantaient plus et le ciel était lourd. Très bas même, avait pensé le directeur de l’asile. Cette constatation lui avait rappelé l’étrange missive posée sur son bureau. N’y parlait-on pas de ciel bas ? Il avait chassé bien vite cette idée de son esprit. Nombreux étaient les poètes à avoir écrit sur l’orage. Pourquoi se préoccuper des élucubrations de l’un d’entre eux, jugé comme étant l’archétype du dépressif.

Pourtant, plus le temps avait passé, plus le ciel s’était fait menaçant. Les sombres cumulo-nimbus avaient déployé leurs imposantes silhouettes à l’infini. Une chape de plomb s’était formée au-dessus de la ville et de ses immenses tours de verre et d’acier. Celles-ci paraissaient néanmoins s’écraser, se faire plus petites. Le ciel les avait ramenées à de plus justes proportions, elles qui témoignaient de l’arrogance de leurs créatures qui prétendaient défier le domaine des dieux, comme l’attestait leur nom de gratte-ciel.

L’horizon n’était plus qu’un souvenir. La frontière entre le ciel et la terre était balayée par la masse compacte qui s’amoncelait de plus en plus. Les nuages avaient dévoré le sol et s’apprêtaient à faire de même avec la ville. Les lumières, d’abord prises au dépourvu, s’étaient éclairées en plein jour, alors que les ténèbres masquaient le Soleil. De fragiles lanternes s’allumaient et étiraient leurs lueurs telles de frêles lucioles craintives. Des guirlandes s’étiolaient dans le lointain, avalées par l’obscurité rampante.

Même avec les phares pourtant puissants de son 4 x 4, Simon ne pouvait plus voir très loin devant lui. La nuit était plus claire à côté de ce ciel dément. Aussi avait-il été heureux de se retrouver chez lui, avant que les éléments ne se déchaînent et que le manque de visibilité n’empire. Il s’était avancé ensuite sur sa terrasse pour contempler ce ciel d’orage à nul autre pareil. Celui-ci, jusque-là immobile, s’était mis à tourner toujours plus rapidement. Sa masse monstrueuse faisait alors penser à un gigantesque vortex prêt à avaler la ville comme il l’avait fait avec l’horizon.

Simon avait alors cru à une aberration provoquée par ses sens car il lui semblait que les nuées prenaient vie. Des tourbillons s’étaient formés un peu partout au-dessus de lui. Le plus proche béait à l’aplomb de son quartier. Son cerveau avait refusé d’admettre ce qui se déroulait devant lui. Le vortex s’était alors ouvert sur une gueule garnie de crocs acérés et dantesques, surgissant des nuages auxquels elle s’était mêlée. Une cascade de ténèbres s’était échappée de ce gosier de nuages. C’est avec des yeux épouvantés que Simon avait vu des tentacules sombres, aussi moutonneuses que le reste, se répandre hors de cette gueule béante, dont les bords s’apparentaient à des crocs écumants. Elles s’enroulaient autour des orgueilleuses constructions, rampaient le long des verrières, s’insinuaient dans les moindres interstices, comme si elles voulaient s’emparer de ces dards dressés par les humains, pour ensuite les arracher à la terre. Les lumières des tours touchées avaient semblé vaciller mais résistaient à l’assaut ténébreux. Les tentacules avaient alors reculé.

Simon avait écarquillé les yeux davantage. Etait-il devenu fou ? Il avait fugacement distingué une créature ailée se mouvoir dans les éléments déchaînés, plus vite que le vent, plus vive que les tourbillons qui se formaient un peu partout comme autant de gueules béantes vomissant les ténèbres. Ce qu’il avait pris pour de nombreuses cascades étaient en fait une multitude de ces tentacules sombres qui se ruaient sur la ville dans une frénésie de spasmes monstrueux et de contorsions infernales.

Puis le noir était tombé.

La lumière était revenue aussi brusquement qu’elle était partie. Combien de temps s’était-il écoulé ? Peu, à en juger par l’heure. Cinq minutes tout au plus. Simon croyait avoir rêvé. Il ne subsistait aucune trace des assauts venus du ciel. Avaient-ils existé d’ailleurs ? Avait-il imaginé cette effroyable créature de cauchemar, dotée d’un corps serpentin ailé, qui avait traversé la ville ? L’orage menaçait toujours de poindre, mais le ciel était plus calme que ce qu’il avait vu quelques instants plus tôt.

*

*    *

Simon n’avait cessé de se retourner dans son lit une dizaine de minutes durant. Il s’était pourtant trouvé trop fatigué pour entamer une quelconque activité vespérale et avait sauté dans un pyjama et dans son lit dès son arrivée. Mais le sommeil n’était pas venu. Les récents événements repassaient en boucle dans sa tête. Le visage squelettique de la bête ailée restait ancré dans sa mémoire. Ses traits effrayants, soulignés par la minceur de la peau laissant entrevoir le relief du crâne, étaient figés dans un rictus oppressant.

Les ombres de la nuit n’étaient pas non plus pour le rassurer, encore moins le mugissement du vent à l’extérieur. L’orage n’avait pas encore tonné. L’air s’appesantissait davantage et l’atmosphère de la chambre ne favorisait pas l’endormissement. Il s’était donc levé pour ouvrir une fenêtre, histoire d’apporter un peu d’air frais.

Une stupeur horrifiée l’avait empêché de terminer son geste. Des barreaux avaient remplacé le cadre de métal et de verre. L’effroi l’avait achevé alors que la porte s’effaçait, tandis que les murs se couvraient de mousse. Le papier peint s’était décollé, emporté par l’humidité. Simon avait voulu hurler de terreur, mais son cri était resté bloqué dans sa gorge. Il avait contemplé avec des yeux déformés par l’épouvante la transformation de son appartement. La moquette brûlait d’un feu invisible. Elle se rétractait à mesure que les flammes immatérielles progressaient. Les bords se soulevaient en craquant sinistrement. Le plancher vomissait cette peau qui l’avait recouvert aussi longtemps, mais ne fut lui non plus pas épargné par l’étrange mal qui s’insinuait dans les pièces. Une mousse noire, visqueuse, avait surgi alors que le sol était agité de spasmes nauséabonds, et gangrenait les lames de bois. En dessous, la terre moisie apparaissait dans toute son abjecte splendeur, défiant toute logique, alors qu’il était logé non loin du sommet de son immeuble.

Soudain, les ombres s’étaient faites plus menaçantes. Les commodes, les chaises, les lampadaires d’intérieur s’étaient allongés hors de toute proportion. Ils dressaient leurs silhouettes terrifiantes jusqu’au plafond qu’ils commençaient à dévorer. Le peu de lumière qui subsistait reculait devant leur progression insatiable. Il parut même à Simon que la peinture du plafond se desséchait sur leur passage. Peu à peu, les pieds du mobilier s’étaient mis à suivre le mouvement en rampant sur le sol. Les griffes de la commode empire s’étaient allongées et elles cavalaient à côté des silhouettes ondulantes des colonnes de disques et des bibliothèques.

Les ombres avaient lentement pris consistance. Des serpents grossiers et abjects s’étaient matérialisé dans la pièce. Ils s’extrayaient des ombres, tels de monstrueuses larves arrivées à maturité. Chacune de leurs convulsions s’accompagnait de bruits écœurants et de grands jets de bave fétide. Leurs corps bouffis rampaient sinistrement à grand renfort de bruits de succion tous plus épouvantables les uns que les autres. Des vers énormes surgissaient des poignées des tiroirs et se laissaient tomber dans des mares d’un liquide répugnant. En peu de temps, une véritable ménagerie infernale se tordait dans ce qui avait été une chambre à coucher.

Tétanisé par l’effroi, Simon avait assisté, impuissant, à ce spectacle qui mettait ses sens en émoi. Des gouttes de sueur perlaient le long de son visage déformé par la terreur. Il n’osait faire un mouvement, de peur d’attirer l’attention sur lui. Il serrait les dents, se mordait la langue jusqu’au sang pour éviter de hurler alors que les reptiles apodes et les vers passaient sur ses pieds, laissant derrière eux des un sol rongé par leurs sécrétions répugnantes.

Une forme avait frôlé son visage. Un courrant d’air lui avait apporté une odeur encore plus fétide que celle qui avait accompagné la naissance des créatures. Il avait levé les yeux, au prix d’un grand effort de volonté et avait aussitôt regretté son geste. L’effroyable créature était là, devant lui, accrochée au plafond, à le dévisager de ses yeux morts desquels coulait un liquide purpurin, comme si le sang s’épanchait naturellement par ces voies. De minces filets pourpres cascadaient le long de ses membres ténus, ravagés par d’innombrables furoncles et pustules. Un sourire carnassier, qui n’avait rien de chaleureux, se dessinait sur son visage émacié, au travers duquel Simon pouvait distinguer toutes les aspérités de la charpente osseuse sous-jacente.

Mu par une peur primale, Simon avait reculé instinctivement. Ses yeux étaient braqués sur l’imposant monstre ailé qu’il avait déjà vu traverser le ciel et qui le regardait, sobrement, tout en gargouillant d’aise. Il sentait des formes se mouvoir sous ses pieds, celles des vers qu’il écrasait en provoquant des gémissements et des couinements abjects suivis de bruits d’éclatement répugnants, ou encore les sifflements stridents des serpents qui tentaient d’échapper aux pas en sinuant avec acharnement.

Il ne savait comment sortir. Les accès avaient en effet mystérieusement disparu. Il avait fini par se retrouver acculé contre son bureau. Ne pouvant se résoudre à quitter la créature des yeux, ses mains avaient palpé le meuble à la recherche d’un moyen de le franchir ou d’un instrument pour se défendre. Ses doigts s’étaient arrêtés sur un morceau de papier  déchiré sur la tranche.

La créature avait hurlé. Un hurlement de joie mêlé de plaisir malsain. Les ténèbres avaient  alors envahi la pièce. Le cœur de Simon s’était arrêté de battre alors qu’il se retrouvait à la merci de toute la ménagerie de cauchemar, sans pourtant savoir où se trouvaient ses agresseurs. Le concert de cris, de gémissements et de gargouillis s’était ensuite amplifié, puis avait cessé aussi soudainement qu’il était apparu.

Lorsque la lumière était revenue, la chambre avait retrouvé son aspect originel. Simon était resté longtemps contre son bureau, comme un condamné s’accroche aux grilles de sa prison avant son exécution. Ses yeux avaient parcouru la chambre, croyant revoir surgir les créatures qui s’étaient infiltrées chez lui. Ce ne fut que quelques minutes plus tard qu’il avait osé s’avancer vers son lit. Une audace qui l’avait stupéfié l’avait même conduit à se placer là où se tenait le monstre ailé. Il avait palpé le sol, regardé le plafond, les murs, mais n’avait découvert aucune trace de sang, comme si rien ne s’était tenu à cet endroit. Cependant, il tenait toujours le morceau de papier dans ses mains. Elle venait du même cahier spiralé que celle qu’il avait trouvée sur son lieu de travail, à en juger par les entailles laissées par les anneaux. Toujours la même écriture. Et une nouvelle strophe, toujours issue de Spleen.

Quand la terre est changée en un cachot humide

Où l’espérance, comme la chauve-souris

S’en va, battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris.

Cette lecture lui coupa les jambes. Il se laissa tomber sur une chaise et contempla les quelques vers. Qui lui avait apporté ces deux strophes? Autant la première avait pu être posée par un de ses employés sur son bureau, autant celle qu’il tenait dans ses mains était entourée de mystère. Il en allait de même pour les étranges visions qui le poursuivaient. Qui était ce monstre ailé au visage émacié, dont le sang s’épanchait indéfiniment et qui ne cessait de le traquer ?

Il était parti soudain d’un grand éclat de rire. Un rire forcé, destiné plus à évacuer le stress et la tension qu’à se moquer de ce qu’il croyait avoir découvert. Avait-il était bête à ce point pour croire les boniments de cet homme ? Il existait une version moins fantastique à ce mystère. La fatigue. Diriger un asile n’était pas de tout repos. Il s’agissait même d’une tâche plutôt lourde et épuisante. Le cas de directeurs ou d’employés tombant de sommeil en pleine journée n’étaient pas rares. Peut-être avait-il pris ces feuilles à Damien à l’issue de leur entretien ? Peut-être ne s’était-il pas souvenu qu’il avait pris plusieurs de ces feuilles, dont il n’avait lu que la première strophe ?

Et ces visions que j’ai eues ? Là encore, la science était venue au secours de la raison. Le discours du fou avait touché sa sensibilité. Celui-ci avait su trouver les mots justes pour le convaincre de ce qui n’existait que dans son esprit. Il avait été trompé par le ton détaché qu’il avait utilisé, ce qui avait rendu le discours plus crédible alors qu’il ne s’agissait que de chimères… et rien d’autre.

Voilà pourquoi il avait ri. Il avait cru perdre la raison, ne pas valoir plus que ses patients. Malgré l’heure tardive, Simon avait décidé de sortir, histoire de se persuader qu’il n’avait pas rêvé et de faire retomber le stress et l’angoisse. Un sommeil sans rêve l’aurait attendu au terme de la promenade qui l’attendait.

Il avait rapidement enfilé un pantalon, une chemise, jeté sa veste par-dessus puis avait pris les clés de sa voiture. Il avait éprouvé un certain malaise à pénétrer dans l’ascenseur, lui qui venait de quitter une pièce qui avait donné l’impression de se refermer sur lui. L’effroi n’a pas à se préoccuper de la logique. Il s’était retrouvé quelques instants plus tard à arpenter la rue désertée par la population jusqu’à son véhicule. La nuit n’était pas propice aux rencontres dans ce quartier. Il se vidait au coucher du Soleil. L’atmosphère oppressante avait chassé les derniers irréductibles qui se promenaient à la lueur de la lune. Celle-ci avait disparu sous l’écrasante couche de nuage. L’air était de plus en plus chaud, ce qui ne signifiait qu’une chose : l’orage se renforçait de minute en minute. La voûte céleste était prête à craquer et allait bientôt noyer la ville sous les trombes d’eau qu’elle emmagasinait sans relâche. Mieux valait hâter le pas pour éviter de se retrouver sous la tempête.

Au moment de prendre ses clés, Simon avait senti un élément étranger dans sa poche. Il avait retiré une nouvelle feuille arrachée au cahier spiralé. Il s’était alors mis à trembler. Cette fois-ci, plus de doute : cet imperméable ne venait pas de son lieu de travail. Comment une feuille aurait pu s’y trouver alors qu’il avait dormi dès qu’il était arrivé ? Les belles certitudes venaient de s’effondrer. Sans savoir comment, l’idée que Damien pouvait éclaircir un peu ces événements s’était imposée.

Le vent s’était renforcé soudainement, comme s’il y avait un lien entre les feuilles griffonnées et le temps qu’il faisait. Le directeur de l’asile appréhendait le moment de la lecture. Il ne connaissait pas le poème par cœur. Cela faisait trop longtemps qu’il l’avait lu, mais il se fiait au ton des huit premiers vers. Un ton triste, désabusé, lourd. La folie se dissimulait sous le moindre mot, sous la moindre tournure de phrase, tapie et prête à s’emparer du malheureux qui n’y avait pas pris garde. Quoique la main de l’auteur eût pu tracer, le message ne pouvait être que de mauvais augure. Il avait néanmoins trouvé le courage de parcourir les quatre nouveaux vers.

Quand la pluie, étalant ses immenses traînées

D’une vaste prison imite les barreaux

Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux.

À peine avait-il terminé sa lecture que le ciel avait grondé furieusement. Le vent avait forci et les gueules de ténèbres avaient ressurgi de la masse noire au-dessus de la ville. À la faveur des éclairs, Simon avait distingué plusieurs de ces bouches fantastiques. Il lui avait semblé que le ciel s’était abaissé d’un cran. Les fours béants avaient à présent englouti les toits des immeubles les plus élevés. Les tentacules étaient sorties, tels d’infâmes langues venues palper les futurs mets qu’elles allaient conduire aux créatures cachées.

La pluie s’était abattue avec fracas sur le sol. Des trombes d’eau se déversaient du ciel en formant des cataractes phénoménales pour venir rejoindre avec furie le sol meurtri par leur chute. Les hurlements du vent ne suffisaient plus à contenir les rugissements dantesques de ces cascades noires de ténèbres et d’eau frappant les immeubles et se répandant sur les routes. Les lampadaires s’inclinaient sous les coups répétés de la colère céleste. Les frêles squelettes de métal ployaient jusqu’à céder. Des vitres éclataient tant l’impact était puissant. Simon lui-même était écrasé. Il s’était réfugié dans son véhicule, tandis que les éclairs tonitruants continuaient de zébrer le ciel.

Un objet s’était ensuite effondré à deux pas de la voiture. Une gerbe d’eau s’était élevée bien haut avant de retomber brutalement. Simon avait encore une fois pensé être le jouet de ses sens (sacrément crédule , avec tout ce qu’il a vu, il en est toujours à penser que c’est une hallucination ? Il avait beau être cartésien, il refusait de croire que ses sens pouvaient lui offrir l’horrifique spectacle de cette chose qui venait de tomber et avait redressé sa carcasse. L’eau qui ruisselait épousait les formes de ce corps que personne ne pouvait voir. Simon avait hurlé de terreur, mais ses cris s’étaient perdus dans le chaos assourdissant environnant. Devant lui venaient de prendre corps ses craintes les plus élémentaires. Une énorme araignée se dressait sur ses pattes. Son abdomen difforme dominait une tête affreuse. Bien qu’invisible, l’apparition était suffisamment éloquente pour donner des sueurs froides au directeur tremblant de peur. Elle n’avait pas semblé le remarquer et s’était mise en devoir de grimper le long des façades de verre. Il avait assisté, tétanisé, à un répugnant manège. Les pattes invisibles se frayaient avidement un passage au travers des vitres et ressortaient chargées d’hommes et de femmes hurlant d’effroi et de douleur. L’abdomen de l’épouvantable animal frémissait de plaisir au moment où elle engloutissait les proies infortunées. Simon n’avait pas attendu plus. Il avait mis le moteur en route, prié pour ne pas caler et démarré en trombe. Par chance, l’araignée monstrueuse ne l’avait pas pris pas en chasse. L’avait-elle d’ailleurs entendu? Ou était-elle trop absorbée par sa sinistre occupation ?

La luminosité avait davantage décru. À présent, seuls les éclairs qui déchiraient le ciel jettaient la lumière sur un spectacle horrifiant. Les moindres zébrures soulignaient avec force les traits avides des gueules tourbillonnantes qui envoyaient leurs langues de ténèbres à l’assaut des tours. Ce qui néanmoins dominait le spectacle par la force de l’épouvante qu’elles suscitaient, c’étaient ces araignées. Il n’y en avait pas qu’une, mais tout un peuple, qui cavalait sur les tours, traînait leurs lourds abdomens bouffis, sautait d’immeubles en immeubles, fouillait avidement les recoins des appartements pour arracher les victimes qui s’y terraient. La pluie noire les rendait plus effrayantes, puisqu’elles pouvaient disparaître à tout moment, si celle-ci venait à s’arrêter.

Simon avait stoppé dans la cour de son établissement. L’averse avait perdu en intensité. Pourtant, le directeur s’était précipité à l’intérieur, pour échapper à ces araignées monstrueuses évadées de l’enfer. Avant de refermer la porte, il avait jeté un regard à la ville. Celle-ci venait de se perdre dans les ténèbres. Plus rien ne semblait pouvoir la sauver. Et cette fois-ci, plus de réveil possible. Le cauchemar ne prenait manifestement pas fin. Les sirènes avaient résonné à l’envie. Etrange contrepoint à la fureur qui s’était déclenchée auparavant, elles trahissaient l’agonie d’une cité envahie par les créatures des ténèbres. Même étouffées par le battement régulier de la pluie sur le sol détrempé, les alarmes s’époumonaient à alerter les habitants, des habitants qui ne se relèveraient sans doute jamais. Les araignées avaient, avant de disparaître, fait moisson de corps et d’âmes, se saisissant des dormeurs dans leur sommeil. Etrange sonnerie, retentissant avec retard, s’essoufflant en vain contre un ennemi déjà présent.

Des gémissements avaient répondu à cet appel. Simon avait discerné sans problème des nuées de créatures d’un blanc spectral, au devant desquelles volait le monstre ailé qui le poursuivait. Les cris d’outretombe des formes s’accompagnaient de notes de terreur, de douleur et de haine. D’autres plaintes avaient répondu à ces appels et bientôt, d’innombrables silhouettes vaporeuses s’étaient échappées du sol devant la bâtisse. Un long ruban blanchâtre s’élevait et ralliait les ténèbres de la ville, comme si les gueules ne se contentaient plus des corps qu’elles venaient de ravir, mais voulaient aspirer les énergies spectrales des âmes en peine. Le flot de brume avait stagné un moment dans les airs avant de plonger vers l’asile.

Simon était paralysé, autant par la terreur que par la curiosité. Il y avait quelque chose de magnifique dans ces ondulations fantomatiques. Il était fasciné par les volutes et les arabesques que décrivaient les âmes en dessous des ténèbres. Puis il avait fini par se détacher du spectacle et refermé la porte avant de se précipiter dans son bureau pour y chercher les clés de la cellule de Damien. Il n’avait guère été étonné d’y voir une nouvelle feuille de papier qu’il avait parcouru du regard.

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

*

*    *

Damien décrocha son regard de son travail et tendit une nouvelle feuille au directeur abattu devant lui, en lui souriant.

Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

― Croyez-vous que ce soit la fin, comme le laisse entrevoir ce texte ?

― Pourquoi me demander cela ? laissa tomber le détenu. Je ne suis qu’un humble facteur. J’écris sous la dictée, je transmets le message qui a été écrit il y a de cela plus d’un siècle, mais que personne n’a voulu écouter. J’ai effectué ma mission : j’ai tenté d’avertir le monde, même si ce fut de cette manière. Mais aujourd’hui, tout est consommé. Mon rôle s’achève ici. Le vôtre commence.

― Que voulez-vous dire ? s’étrangla Simon, appréhendant avec un certain malaise ce qui allait suivre.

Damien soupira et lui jeta un regard mort.

― Personne n’a pris au sérieux les élucubrations d’un poète suicidaire, mais pourtant lettré. Personne n’a voulu me croire, moi, le professeur d’université. Peut-être que vous, psychologue et directeur d’un asile, aurez plus de crédibilité. Peut-être que la société croira le message que vous irez délivrer… mon message.

Les ténèbres firent irruption dans la pièce. Un éclair encore plus violent déchira le ciel. Simon eut juste le temps de voir, assis devant lui, à la place du détenu, la créature squelettique, le démon de l’Apocalypse. Celui-ci le regardait d’un air étrange, dans lequel le sadisme le disputait à la résignation. Les flots de sang qui s’épanchaient de son visage donnaient l’impression qu’il pleurait. Mais son sourire carnassier contredisait ce point de vue.

― À vous de transmettre ce message. C’est le dernier répit que je laisse à l’humanité. Je vous ai fait voir ce qui l’attendait. J’ai rempli mon contrat…

Puis ce fut le noir.

*

*    *

La lumière revint. Simon était assis dans le cabanon. En face de lui, le corps sans vie de Damien. Il était trop hébété pour réagir lorsqu’il vit que la plume trempait dans un liquide pourpre. Il jeta un œil distrait aux feuillets qu’il tenait, froissé dans sa main et constata que l’encre dont s’était servi le détenu était son sang…

La fenêtre du couloir dévoilait un bien étrange spectacle : la ville était intacte et resplendissait sous un ciel bleu Plus de trace de l’orage, ni des monstres.

Simon voulut croire à un cauchemar. Sa raison scientifique se refusait obstinément à accorder un crédit à tout ce qui venait de se déchaîner. Pourtant, les feuillets tâchés qu’il tenait dans sa main prouvaient le contraire.

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